Dans cette édition, nous recevons le professeur Benedict OKEY ORAMAH, Président de la Banque africaine d’Import-Export, Afreximbank, en marge de la 6e conférence annuelle Babacar Ndiaye tenue le 14 octobre 2022, à Washington, aux États-Unis. Avec lui, nous parlerons des défis de l’Afrique dans l’architecture financière mondiale, entre autres.
La sixième édition de la Conférence annuelle Babacar Ndiaye a été organisée cette année sous le thème: “L’Afrique et le monde en développement dans une architecture financière mondiale turbulente”. Pourquoi le choix de cette thématique?
Le monde traverse d’énormes turbulences. Nous sommes dans une période de polycrise que je qualifierai aussi de crise pérenne car, comme elle commence, elle ne s’achève pas. Dans toutes ces crises, nous avons constaté que la seule façon pour les pays et les régions de réagir efficacement est d’accéder aux ressources nécessaires pour se procurer les choses dont ils ont besoin pour que leur population puisse surmonter les défis que la crise entraîne. Nous avons connu une très grave crise des matières premières en 2015. Ce qui s’est passé, c’est que les prix matières premières se sont effondrés après plus de deux décennies d’un fort développement tiré par les produits de base que nous avons observé sur le continent. La crise est donc survenue et les prix se sont effondrés. Les pays n’ont pas eu accès aux financements pour gérer les conséquences de ce choc. Ensuite, nous sommes passés à la crise de Covid-19, qui a été dévastatrice. De nombreux pays n’ont pas pu mobiliser rapidement les ressources nécessaires pour se procurer les équipements médicaux et les fournitures dont ils avaient besoin : équipements de protection individuelle, kits de test ; et lorsque le vaccin est arrivé, même pour se procurer des vaccins, ça n’a pas été évident. Quand on parle des conséquences financières, de l’accès au financement pour faire face aux obligations de paiement de la dette, aux obligations de paiement de la dette commerciale, cela devient un très gros défi. Et puis, bien sûr, il y a eu la crise ukrainienne. Il en a été de même pour les denrées alimentaires, les carburants et les engrais, la hausse des taux d’intérêt qui aggrave les problèmes d’endettement de nombreux pays.Tout cela a donc des implications financières et une grande dépendance à l’égard du marché et de l’architecture du financement international. Nous avons choisi de discuter de ce que nous devons faire en tant que peuple, en tant que continent, pour mieux nous préparer, sachant que nous ne sommes plus dans une période où les crises sont rares mais de plus en plus fréquentes.
Dans son processus de transformation économique, l’Afrique a franchi le cap de l’élimination progressive des barrières, favorisant ainsi le commerce entre les États grâce à la Zone de libre échange continentale africaine. Désormais, le principal challenge du continent réside dans la création et la pérennité des conditions optimales pour des investissements à long terme. Quels sont les facteurs qui, aujourd’hui, restreignent l’accès à l’investissement en Afrique?
Si vous posez la question à certaines personnes, elles vous diront que les investisseurs ne viennent pas en Afrique à cause des risques, des risques pays et ainsi de suite. C’est peut-être vrai mais, comme vous pouvez vous en apercevoir, l’Afrique n’est pas la seule partie du monde à souffrir de risques. En fait, les risques pays ont été mondialisés. Nous savons également que la notion de risque pays plus élevé en Afrique est discutable. Afreximbank a prêté à l’Afrique pendant près de 30 ans et je connais d’autres banques de développement et d’autres banques commerciales qui l’ont fait. Pendant toutes ces 30 années, laissez-moi vous parler d’une banque que je connais, Afreximbank. Nous avons maintenu le taux de non-performance à un niveau faible, ne dépassant pas 4 %, même au plus fort de la grande crise. Il y a certaines parties du monde où les pays ont eu de multiples défauts de paiement sur leurs obligations, nous n’avons pas eu ce genre de choses en Afrique. Alors pourquoi les gens continuent-ils à dire que l’Afrique est à haut risque ? Le problème que nous avons sur le continent pour attirer les investissements est un problème qui nous a été imposé par le colonialisme. La fragmentation du continent en plusieurs marchés atomistiques, dont certains ne semblent pas être des marchés viables pour les investissements. Le problème des investissements en Afrique est un problème de manque d’information. Nous ne disposons pas d’un dispositif qui fournit des informations appropriées permettant aux investisseurs de prendre de bonnes décisions. Ces insuffisances ont rendu la tâche difficile aux potentiels investisseurs, mais aussi à ceux qui osent, réalisant des rendements élevés. Je ne connais aucune partie du monde qui a eu le type de rendement que nous voyons sur le continent. Ce qu’il faut faire pour attirer les investissements sur le continent, c’est intégrer notre marché et c’est ce que fera la ZLECAf. Nous devons fournir la base d’informations nécessaires en matière de commerce et d’investissement et c’est ce que fait Afreximbank par le biais de l’Africa Trade Gateway. Lorsque tous ces éléments seront réunis, la ZLECAf et la plateforme d’information qu’Afreximbank a mis sur pied, nous aurons une histoire complètement différente à raconter sur les investissements directs étrangers en Afrique et sur les investissements directs africains.
3-Afreximbank soutient le projet d’une réforme de l’architecture financière mondiale en faveur d’une plus grande inclusion des pays du Sud. Quels leviers doivent être mis à contribution par les partenaires d’Afreximbank pour atteindre cet objectif?
Ce que nous faisons aujourd’hui en fait partie. Nous voulons que les gens sachent ce qui se passe, qu’ils soient informés de la situation de l’architecture financière mondiale, les changements qui se produisent dans l’environnement mondial et qui ont un impact sur nous en tant que personnes. Et l’une des choses que nous croyons pouvoir faire pour nous-mêmes est de nous rassembler pour devenir une force ; nous commençons à traiter le problème que la fragmentation nous a apporté. Ainsi, lorsque nous nous réunissons et que nous voyons que nous avons un problème commun, nous nous présentons comme des personnes parlant d’une seule voix et lorsque nous parlons d’une seule voix, le monde nous écoute. Nous pouvons commencer à dire que ces règles et règlements n’ont pas permis de se développer depuis les années 1940 et que nous, en tant que peuple, les rejetons, nous pouvons commencer à demander des changements. Cela garantira la prise en compte de nos préoccupations, c’est ce que nous appelons l’inclusion. Dans ce monde où la concurrence est intense, on n’obtient rien en mendiant ; on obtient quelque chose en se constituant en une force sur laquelle on comptera et alors nous serons invités à la table. C’est ce que nous essayons de faire.
La Conférence Babacar Ndiaye fait avancer l’héritage du Dr Babacar Ndiaye, l’un des pères fondateurs d’Afreximbank. Comment cet événement rend-t-il hommage à ce pionnier de la vision portant sur la transformation structurelle des économies africaines?
Lorsque nous avons créé cette conférence Babacar Ndiaye, c’était en sa mémoire, parce que le vécu de Babacar Ndiaye c’est le genre de vécu que nous voulons que les dirigeants africains aient, le genre de vision et d’aspiration que nous voulons voir chez les dirigeants africains. Si vous y réfléchissez un moment, sans Babacar Ndiaye, nous n’aurions pas créé Afreximbank. Sans Afreximbank, je me demande comment le continent africain aurait fait face à la pandémie de Covid-19. Qui aurait apporté les 2 milliards USD que Afreximbank a mis sur la table et qui ont permis, contre toute attente, aux pays africains d’avoir accès à plus de deux millions de doses de vaccins contre la Covid-19? Sans Afreximbank, qui aurait soutenu le continent au plus fort de la crise des matières premières en 2015, quand Afreximbank a déposé plus de 10 milliards USD et a agi sur un problème de défaut de paiement massif des échanges commerciaux qui aurait fait reculer l’Afrique à nouveau? Et vous allez chez AfricaRe aujourd’hui, AfricaRe rassure le risque d’assurance sur le continent ; c’est une institution respectée qui permet à l’Afrique d’avoir accès à des facilités de réassurance. Cela peut vous sembler très simple, mais ce n’est pas aussi simple que cela. Sans AfricaRe, de nombreuses compagnies d’assurance en Afrique pourraient avoir du mal à fonctionner ; et je peux en dire autant de Shelter Afrique. Il était donc un bâtisseur d’institutions. En son temps, il avait examiné le paysage et pensé que les différents points que nous voyons sur le continent nécessitaient des interventions spécifiques et que ces interventions spécifiques devaient être soutenues par des capitaux. Il a donc créé les instruments, les institutions financières qui peuvent mobiliser les capitaux pour traiter ces points. Bien que nous le célébrons, nous l’utilisons comme une source d’inspiration pour nous rappeler la valeur qu’un leader visionnaire peut apporter à un peuple. Nous voulons que les dirigeants africains soient des porte-étendards comme Babacar Ndiaye l’a été.